Latah — Thomas Legrain

Résumé :
« Vietnam, 1965. Une escouade de soldats américains est en mission dans la vallée de la Drang. Dans cet enfer vert, le danger est partout. Surpris et acculés par des troupes ennemies, ils pénètrent sans le savoir dans un territoire étrange. Selon les légendes, ce territoire est celui du Latah. Un lieu dont nul ne revient jamais… »

Fiche technique :
Scénariste et illustrateur : Thomas Legrain
Éditeur : Le Lombard
Pagination : 128 pages

Une sortie découverte au hasard de la lecture des brochures canal BD et qui mériterait un plus de visibilité. Ce livre est publié dans la collection « Signé » qui veut offrir de « la BD d’auteur », et donc des romans graphiques. Alors, excusez-moi de râler, mais comme bien souvent, ce roman graphique est une BD et j’en ai un peu marre de cette expression qui tente de légitimer des BD de plus de 48 pages et qui veulent porter un sujet adulte à un lectorat adulte. Bref, passons…

Le livre s’ouvre sur une scène sans dialogue, dans un village du sud-Vietnam, en 1952. Un jeune homme vient de recevoir une statuette des mains de la matriarche alors que les villageois s’agenouillent sur son chemin. Une statuette et une bénédiction plus tard, le jeune quitte le village et s’enfonce dans la jungle. La séquence suivante est tout aussi muette et se déroule en 1965, toujours au sud-Vietnam, alors que des soldats de l’US Army marquent des cibles qui sont ensuite passées au Napalm par l’aviation. On suit alors cette unité dans des pages un peu plus bavardes alors que les soldats battent la campagne pour marquer différentes cibles qui vont être cramées par les pilotes de l’US Air Force. L’un d’entre eux, Neil, porte une étrange statuette attachée à sa ceinture. On retrouve dans cette équipe les classiques du genre, avec le chef qui en impose et a la confiance de ces hommes, mais qui doit beaucoup à son second. On a aussi le « rital emmerdeur » tout le temps en train de râler, le « Black qui tire trop sur le joint », le gars un peu trop « peureux », etc. Au cours de leur mission, l’un d’entre eux, Powell, remarque une étrange statuette au pied d’un arbre, mais n’a pas le temps de s’attarder sur le sujet. Alors que leur mission se poursuit, on se rend compte qu’il y a un lourd ressentiment entre certains membres de l’équipe, que quelque chose ne va pas… bref l’ambiance est merdique. Le lendemain, un hélicoptère vient leur foutre un journaliste vietnamien dans les pattes. Notre fine équipe, après avoir fui une embuscade Viêt-Cong et essuyé ses premières pertes, se retrouve dans une clairière jonchée de cadavres de Viêt-Cong horriblement mutilés. Boussoles, radios… plus rien ne marche, certains commencent à perdre les pédales alors que doucement, ils se font décimer les uns après les autres… Huyn, le journaliste, leur explique s’il les a rejoints ici, c’était pour venir enquêter sur une vieille croyance locale : le Latah.

Je suis facilement attiré par les histoires fantastiques ou horrifiques prenant pour cadre la guerre du Vietnam, ce n’est pas pour rien que j’en ai écrit une moi-même. Si je n’ai pas réussi à vérifier l’existence de la légende du Latah, Thomas Legrain utilise à merveille la question des massacres de population civile au sud-Vietnam pendant les campagnes de « pacification ». L’histoire est habilement construite. Les pages relatant le présent sont sur fond blanc alors que les flashbacks sont sur fond noir, et je me suis rendu compte de l’importance de ce détail lors du premier flashback relatant les « exploits » des soldats US. Il n’apparait qu’après le premier gros tronçon de 1965, mais ce flashback, ainsi qu’un deuxième, nous permet de comprendre les raisons de l’ambiance exécrable dans l’unité. Vue sous cet angle, la première séquence du livre en 1952 prend aussi tout son sens. De même pour la deuxième séquence, muette qui nous ouvre le « tronçon 1965 », et qui, si elle n’est pas un flashback, résume/cache à elle seule ce qui ronge l’unité de l’intérieur. Ainsi, au-delà, de la question des massacres durant les opérations de pacification, Latah, via une légende horrifique, fait plus que rappeler l’horreur de la guerre, il parle du poids de la culpabilité et de l’empreinte indélébile que les guerres sur les populations. Il le fait avec une grande efficacité, car je n’ai pas vu défiler les 128 pages du livre.

Visuellement, Legrain réussit un sans-faute tant sur le plan du dessin que celui des couleurs. Les pages sont extrêmement détaillées et réalistes. On sent qu’il a fait un gros travail de recherche sur les tenues, les armes, les véhicules… pour avoir vu et lu beaucoup de chose sur cette période historique, ce sens du détail assure une immersion complète. Il y a plusieurs doubles-pages et grandes vignettes assez spectaculaires : le bombardement au napalm qui conclut la deuxième séquence du livre, les combats contre les Viêt-Cong au milieu des fumigènes et de la brume, la clairière où l’on retrouve les Viêt-Cong massacrés… Le subtil changement d’ambiance et de lumière, et donc de teintes, qui accompagnent les passages dans l’horreur surnaturelle, ajoute un peu plus à l’ambiance, surtout le ciel et les nuages. La partie gore et horreur est une réussite et si Legrain ne fait pas semblant, il n’abuse pas non plus. Sa représentation du gore est efficace, détaillée et sans concession, mais ne verse pas dans la surenchère permanente. Il aurait pu en faire plus, et donc en faire trop. Un autre truc impressionnant est la séquence qui se déroule sous une pluie diluvienne dans une jungle étouffante. Legrain arrive à atteindre un subtil équilibre où les cases sont saturées par la pluie tout en restant lisibles.

Latah déboule de nulle part dans ma liste de lecture et fait mouche. C’est le premier livre de Thomas Legrain que je lis (Bagdad Inc. où il ne fait « que » le graphisme est quelque part dans ma PAL) et c’est une franche réussite. Le mélange de critique de la guerre du Vietnam, d’horreur fantastique et de questionnement sur le poids de la culpabilité regroupe des thématiques que j’aime beaucoup. Visuellement, c’est très beau et très solide, parfois impressionnant. Le seul reproche que j’aurais à faire est qu’à l’exception de deux personnages, on n’a pas vraiment le temps de découvrir le reste de l’unité. Le fait que le chef d’unité ne soit au final ni le protagoniste principal ni le héros de l’histoire est un petit plus appréciable, car loin des poncifs du genre.

Vous pouvez découvrir les premières pages ici.

Pour un deuxième avis, voici la chronique de Gromovar sur QUOI DE NEUF SUR MA PILE ? et celle de Stéphane Berducat sur L’accro des bulles.

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