L’ours et le renard — Michel Goya et Jean Lopez

Résumé :
« Dialogue au sommet sur la guerre en Ukraine. Depuis février 2022, chacun d’entre nous est bombardé d’informations sur la guerre en Ukraine. Des informations hachées, parcellaires, souvent contradictoires, dans lesquelles on ne sait comment démêler le vrai du faux. Depuis son début, Michel Goya et Jean Lopez se concentrent sur ce conflit, le premier en tant que chroniqueur militaire pour une chaîne d’information continue, le second comme spécialiste de l’histoire militaire russe et soviétique. Tous deux ont décidé d’entamer un dialogue de plusieurs mois, en échangeant informations et analyses. L’ours et le renard est le résultat de ce long et passionnant échange au jour le jour. Précédés d’une indispensable introduction sur l’histoire longue de la relation russo-ukrainienne, cinq chapitres nous font pénétrer au cœur des combats, relevant les surprises (et elles n’ont pas manqué !), les forces les faiblesses, les bévues, les révélations et les nouveautés apportées par ce conflit qui a déjà fait plus de 350 000 victimes et mis le monde, et singulièrement l’Europe, sens dessus dessous. C’est littéralement les clés d’une Histoire qui se fait sous nos yeux que livrent Michel Goya et Jean Lopez, forts de leurs expériences complémentaires. Cet ouvrage est indispensable non seulement aux amateurs d’histoire militaire mais à tout citoyen désireux de comprendre l’énorme embrasement qui se produit à l’est et dont chacun craint que des flammèches viennent jusqu’à nous. »

Fiche technique :
Auteur : Michel Goya et Jean Lopez
Éditeur : Perrin
Pagination : 300 pages

Un livre qui trainait dans ma liste de souhaits et qui m’a finalement été offert à Noël. Les lecteurs assidus du blog ou ceux qui connaissent mon modeste travail d’auteur et d’illustrateur sur mon site dédié connaissent mon fort intérêt (c’est peu de le dire) pour la chose militaire et pour la géopolitique. Il est donc évident que la guerre en Ukraine m’intéresse. À vrais dire, je la suis de manière quasiment quotidienne depuis le début et même avant. En effet, j’avais, lors d’échange sur le sujet au sein du Forum des Uchronies Francophone et dès novembre 2021, anticiper une très probable guerre en Ukraine pour 2022. J’y avais évoqué quelques-uns des potentiels buts de guerre et aussi la date probable de l’offensive. Sur cette dernière, je ne m’étais trompé que de 7 jours, mais pour la première je n’avais pas du tout anticipé la volonté d’un nettoyage ethnique de l’Ukraine. Ce dernier point est-il un élément de propagande volontairement extrémiste pour terrifier l’Ukraine et ses soutiens ? L’ampleur de certains massacres laisse présager que cette volonté existe réellement, mais j’espère qu’on n’aura juste jamais l’occasion de le savoir.

Michel Goya, qui n’en est pas à son premier livre, est officier des troupes de marine et docteur en histoire contemporaine. Vous l’avez peut-être aperçu sur un plateau TV, mais il tient aussi un blog, « La voie de l’Épée », qui est très intéressant. Jean Lopez est surtout connu pour son travail tournant autour de l’Armée rouge soviétique et est le directeur de la rédaction du magazine Guerres & Histoire.

L’ouvrage se divise en six parties qui sont essentiellement chronologiques et en partie, de facto, thématiques. Les échanges se font sous forme d’un « questions-réponses » entre Jean Lopez et Michel Goya.

La première partie titrée « Deux armées en mutation » revient sur beaucoup d’éléments précédents l’offensive. L’un est la décision relativement surprenante, tant elle est absurde, de passer à l’offensive en pensant bénéficier de l’effet de surprise. La nature des deux armées avec une armée ukrainienne relativement faible, mais qui vient de recevoir des armements légers modernes et qui se professionnalise et, en face, une armée russe qui n’a jamais pousser ni même réellement effectuer sa professionnalisation, une armée qui n’est que l’ombre de l’armée rouge. Une armée qui en terrifie, encore beaucoup aujourd’hui, alors que certains spécialistes comme Andrew Cockburn, dans « La Menace » (que je chroniquerais prochainement), l’anticipaient « faible et dysfonctionnelle » dès les années 1980. Oui, l’armée russe a des effectifs théoriques impressionnant, moins que l’armée rouge, mais dans le domaine de la guerre conventionnelle c’est tout ce qu’elle a. Les auteurs le résument d’ailleurs très simplement : « Poutine a surestimé son armée et sous-estimé celle des Ukrainiens ». Cette partie, si elle traite d’élément que je connaissais déjà en partie, les synthétise très efficacement.

La seconde partie, « L’échec de la Blitzkrieg », traite comme son nom l’indique, du début de « l’opération spéciale qui devait prendre Kiev en 3 jours ». La façon dont est ici synthétisé le sujet arrive à rendre l’échec russe encore plus flagrant que lors ce que je l’ai constaté à l’époque. Le chapitre, comme la plupart des autres va d’ailleurs mettre en exergue beaucoup de défaut de l’armée russe qui est loin de la conception qu’on se fait d’une armée moderne. Les auteurs reviennent d’ailleurs sur un pan assez flou de l’histoire, à savoir la tentative d’élimination de Volodymyr Zelensky et des combats qui ont eu lieu dans la capitale ukrainienne, sujet qui reste encore très flou aujourd’hui. Ce chapitre s’il traite à nouveau d’élément que je connaissais en grande partie reste édifiant quant à l’échec global de l’offensive : les soldats russes qui ne sont pas informés quant à l’opération qu’ils mènent, une colonne mécanisée qui se retrouve dans un embouteillage de 64 km de long, l’échec devant Kharkiv (ville russophone)…

Le sujet de la troisième partie « Retour au Donbass » semble évident. Après l’échec de l’offensive vers Kiev, les Russes replient ce qui reste des forces engagées et repassent à l’offensive dans le Donbass dans l’espoir de « libérer » complètement ces territoires. Le redéploiement est d’ailleurs l’occasion d’évoquer les crimes de guerre qui seront découverts dans les sillages des Russes. Les auteurs reviennent aussi sur la surprise apparente de Poutine de voir l’occident se mobiliser assez massivement en faveur de l’Ukraine. J’avoue que moi-même, lors de mon anticipation du conflit, j’estimais les chances à 50-50. En gros, soit l’occident allait massivement détourner le regard pour éviter la confrontation, soit il y allait avoir une forte mobilisation en faveur des Ukrainiens. Si mobilisation il y a eu, je la trouve malgré tout encore insuffisante et trop parasitée par des problèmes politiques, tant européens qu’américains.

La quatrième partie du livre est sobrement titré « La contre-offensive ukrainienne » et traite donc de la contre-offensive d’août à novembre 2022. Une période que j’ai trouvé assez « jouissive » tant certains secteurs du front ont montré une armée russe d’une faiblesse inimaginable. C’est le retour à la guerre de manœuvre, aux percées et aux encerclements, aux effondrements… Une phase de la guerre tellement douloureuse pour la Russie qu’elle se voit contrainte de lancer une mobilisation partielle sur laquelle les auteurs reviennent assez largement, notamment sur son ciblage : Poutine évite de mobiliser la classe moyenne de Russie occidentale et mobilise massivement les groupes ethniques issus des « marches de l’empire ». Cette partie du livre m’a d’ailleurs permis de découvrir que l’organisation de la mobilisation avait été encore plus chaotique que ce que j’en avais pensé à l’époque. La question démographique et l’exode de certains Russes sont aussi évoqués, mais insuffisamment à mon goût tant la question est cruciale pour l’avenir à long terme de la Russie. J’ai toutefois découvert que « plus de 10 500 femmes russes enceintes d’un garçon ont fait depuis 2022 le long voyage vers l’Argentine pour y accoucher ! Car la loi de ce pays donne automatiquement la nationalité argentine aux enfants nés sur son sol. » Le passage dédié à l’évacuation de Kherson ne m’a rien appris que je ne savais pas, mais celui dédié aux changements de commandement à répétition dans les forces russes m’a fait découvrir que j’en avais manqué plusieurs. Ce passage montre d’ailleurs à quel point la défense russe dans son ensemble est gangrénée par des problèmes de leadership. Quant au sabotage des gazoducs dans la baltique, si les auteurs ne tranchent pas (personne ne le peut), ils évoquent une possibilité qui m’avait échappé : un sabotage russe n’a pas pour le plaisir de couper le gaz à l’Europe, mais « pour éviter à Gazprom d’avoir à payer une indemnité colossale en cas de rupture unilatérale du contrat de livraison de gaz ». C’est-à-dire, couper le gaz pour le plaisir de le faire, mais sans s’exposer d’un point de vue contractuel.

La cinquième partie, titré « Guerre des missiles et cyberguerre » revient globalement sur l’hiver 2022-2023, mais évoque aussi le sujet sur d’autres phases du conflit. Il y a toutefois un point que j’avais déjà du mal à croire l’époque des faits que je crois encore moins maintenant : l’aspect involontaire de certaines frappes sur des cibles civiles. Sur la période 2022 à mi 2023, les auteurs estiment que la majorité de frappes contre des cibles civiles viendrait d’erreur de ciblage de l’imprécision du matériel. Je reste en partie d’accord avec le deuxième point, l’usage de missile antiaérien S-300 pour des frappes au sol n’étant pas les meilleures idées. Toutefois, si on peut être une partie des « malheureux incidents » sur des erreurs des ciblages dus à des cartes d’objectifs totalement périmées, le temps a prouvé que c’était au moins partiellement faux. En effet, la période allant de mi-2023 jusqu’à maintenant (qui n’est pas traitée dans le livre) a montré que les Russes frappaient régulièrement et de manière délibérée avec des doubles-frappes afin de tuer les secouristes via un deuxième missile qui tombe sur la même zone environs 20-30 minutes après la frappe initiale.

« Seconde offensive russe au Donbass : l’enlisement et après ? » est la sixième partie du livre et de l’enlisement du conflit dans le secteur du Donbass, de l’arrivée des chars occidentaux, spécule sur la seconde contre-offensive ukrainienne à venir. Ce passage est d’ailleurs intéressant puisqu’il anticipe indirectement l’échec à venir de cette contre-offensive puisque les auteurs en identifient l’axe le plus évident et donc celui qui sera le plus défendu. Donc, après la sortie du livre, la contre-offensive ukrainienne a eu lieu là où elle était la plus évidente. Les auteurs anticipent aussi de manière, tout aussi évidente, qu’en cas de succès tout le front russe de Kherson jusqu’en Crimée aurait menacé la Russie d’une belle débâcle. Je dois bien avouer que j’aurais aimé assister à cela, mais que j’ai moi-même été surpris par des défenses russes bien plus solides qu’anticiper. Cette partie du livre est aussi l’occasion d’évoquer la mécanique plutôt bien huilée des échanges de prisonniers ainsi que le sujet sensible des pertes des deux camps.

Le livre s’achève sur « En guise de conclusion… inachevée » à date du 6 avril 2023 alors que la très médiatisée bataille de Bakhmut est en cours (elle s’achèvera quelques semaines plus tard).

Ce livre n’a aucun vrai défaut. Le fait que je ne sois pas d’accord avec un ou deux détails ne compte pas. Si je suis le conflit de manière quasi quotidienne et que je suis passionné par le domaine militaire et la géopolitique, il reste que ce n’est pas mon métier. Il est donc plus probable que les auteurs aient raison et moi tord quant à ces points ou mon avis diverge du leur. J’aurais tout de même aimé que les auteurs reviennent en profondeur sur un élément qui échappe au grand public : la nature intrinsèquement impérialiste de la Russie. Que ce soit la fédération actuelle ou l’Union qui l’a précédée, la Russie n’a jamais cessé d’être un Empire. Revenir sur ce point me parait d’autant plus indispensable que la Russie se présente comme une nation anti-impérialiste et que la plupart des soutiens en France (et en occident de manière générale) de la Russie passent leur temps à dénoncer l’impérialisme « Yankee ». En revanche, le livre est pétri de qualité. Il synthétise brillamment les 14 premiers mois du conflit en traitant tous les sujets importants avec une accessibilité incroyable. Tout ce qui touche à la tactique et l’armement est expliqué de manière simple et efficace ce qui permettra aux novices de ne pas être déstabilisés ou assommés. Il faut aussi dire que la plume des auteurs est agréable et que la forme « question-réponse » (avec quelques rebonds) est très efficace, fluide et didactique. Enfin, bien que je suive le conflit et que le livre traite de sujets qui me passionnent il a tout de même été l’occasion d’apprendre de nouvelles choses.

« L’ours et le renard » est un livre à mettre dans toutes les mains de personnes s’intéressant de près ou de loin à la guerre en Ukraine. Le livre est extrêmement accessible et synthétise brillamment les multiples causes et effets du conflit. Il permet de faire ce que ne font pas les médias grand public et surtout les chaînes d’info en continuer, prendre du recul et fournir une analyse. La plus importante étant celle des capacités militaires réelles de la Russie dans le domaine conventionnel. J’espère que les auteurs renouvelleront l’expérience sur une fréquence régulière au fil de l’avancement du conflit.

Laisser un commentaire